LE DROIT, Par Mathieu Bélanger
La décision d’Ottawa de remplacer le pont Alexandra date du budget 2019. Depuis ce temps, Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) travaille conjointement à la planification du projet avec la Commission de la capitale nationale (CCN). Près de cinq ans plus tard, et malgré toutes les objections de ceux qui souhaitent que le vieux pont soit restauré et conservé, le gouvernement a fait le choix de le remplacer malgré son «importance historique nationale» reconnue.
La mairesse de Gatineau, France Bélisle, accepte cette décision. «C’est un enjeu de sécurité, dit-elle en faisant écho aux avis des ingénieurs responsables du dossier. Ça vient toutefois avec le fardeau de refaire un pont symbolique parce qu’il relie les deux centres-ville de la capitale fédérale.»
Cette affirmation voulant que l’état du vénérable pont d’acier ne permette plus sa conservation tient au fait que le fédéral souhaite conserver une circulation véhiculaire sur le pont, rétorquent plusieurs intervenants. «Il y a certainement un coût à la restauration complète du pont, affirme David Jeanes, membre du conseil d’administration de Patrimoine Ottawa. Nous n’avons pas été convaincus que ça ne pouvait pas être fait. Ils ont dit que ce serait coûteux et que la durée de vie du pont serait limitée après ces travaux. Ces évaluations sont faites en considérant une circulation automobile comme nous le voyons en ce moment, mais nous voyons peu de besoins pour la circulation automobile sur ce pont. On en a l’exemple en ce moment, il est fermé à la circulation automobile depuis un an et ça n’a pas un grand impact.»
La mairesse Bélisle n’est pas de cet avis. L’impact de la fermeture du pont Alexandra se fait sentir tous les jours, dit-elle. Le président de la Chambre de commerce de Gatineau, Stéphane Bisson, n’hésite pas à parler de «bouchons de circulation monstre» sur le boulevard Maisonneuve, les matins de semaine. «Est-ce qu’on élimine des voies sur le pont Alexandra alors qu’on voit déjà les bouchons que ça cause? je ne suis pas certaine», indique la mairesse de Gatineau.
Le porte-parole québécois de la Coalition pour le pont Alexandra, Claude Royer, demeure à ce jour convaincu que d’éliminer la capacité véhiculaire sur le pont Alexandra et de réserver l’infrastructure uniquement pour les transports actifs et collectifs permettrait sa préservation. «C’est un projet carrément politique, lance-t-il. Des gens ne veulent pas voir cette possibilité, même si c’est la voie de l’avenir et la plus efficace.»
Manque d’imagination
Lorsqu’il est ouvert [il a été fermé 25% du temps depuis 2009], le pont Alexandra absorbe 9% des passages interprovinciaux en voiture. En faire un lien efficace et réservé au transport en commun et actif permettrait d’y faire traverser beaucoup plus de gens que les 10% pris dans des bouchons de circulation, croit M. Royer. «Le projet actuel ressemble à un rendez-vous manqué à plusieurs niveaux, dit-il. Il y a un manque d’imagination. On refuse de considérer plusieurs options.»
Le conseiller municipal du centre-ville de Gatineau et chef d’Action Gatineau, Steve Moran, estime que les informations disponibles actuellement ne lui permettent pas de statuer sur l’impossibilité de conserver le pont Alexandra. «On nous dit que tous les ingénieurs sont d’accord, mais se sont-ils posé la vraie question? demande-t-il. Si on acceptait une circulation plus légère sur ce pont, est-ce qu’il pourrait perdurer? Il faut se demander si on veut conserver une capacité véhiculaire sur ce pont. Il faut connaître nos besoins régionaux. On parle de deux voies véhiculaires sur 19 qui traversent la rivière des Outaouais. Il n’y en a que trois qui priorisent le transport en commun. On veut faire un virage vert, vers les transports durables. Est-il possible d’imaginer que le pont Alexandra n’accepte plus les autos? Il faut vraiment se poser cette question.»
La conseillère du quartier Rideau-Vanier, à Ottawa, Stéphanie Plante, n’avait toujours pas pris connaissance des articles du Droit lorsqu’appelé à commenter cette semaine.
Le directeur de l’organisme MOBI-O, Patrick Robert-Meunier, estime que la réponse à cette question existe depuis longtemps et qu’elle est dans le schéma d’aménagement de la Ville de Gatineau et dans le Master Plan en transport de la Ville d’Ottawa. «Tout le monde s’entend pour réduire la part modale de la voiture, rappelle-t-il. Le problème, c’est que lorsqu’il vient le temps des décisions concrètes, il y a une déconnexion entre la vision régionale et les décisions. C’est un manque de cohérence. On se donne des plans, des objectifs à atteindre et quand vient le temps d’être cohérent, on ne l’est pas. Est-ce que c’est une peur de la réaction de la population? On ne pourra pas changer les façons de faire des gens sans provoquer des réactions.»
M. Robert-Meunier ne va pas jusqu’à dire que le remplacement du pont Alexandra que planifie le gouvernement fédéral est un mauvais projet, «mais ce n’est clairement pas le projet qu’il nous faut pour le XXIe siècle», dit-il. Ce chantier en plein cœur de la capitale fédérale est l’occasion par excellence, selon lui, de se demander si Ottawa et Gatineau ont vraiment besoin de conserver cette capacité véhiculaire. «Si on veut réduire le nombre d’autos sur nos routes dans l’avenir, ce n’est pas en conservant des voies pour les voitures qu’on va y arriver.»
Chantier inévitable, bateaux-taxis insuffisants
La possibilité d’installer un lien de transport actif temporaire en parallèle du pont Alexandra le temps que durera le chantier semble avoir été abandonnée par les responsables du projet. Ces derniers étudient plutôt la possibilité d’aménager ce lien en bordure du pont Cartier-Macdonald, situé plus à l’est. La mairesse de Gatineau est d’avis qu’il ne s’agit pas d’une option efficace et que le fédéral doit s’assurer d’offrir un lien actif entre les deux centres-ville.
Le chef d’Action Gatineau abonde dans le même sens. «Voyons donc, lance-t-il. J’en fais du transport actif. Je marche. Je prends mon vélo. Les gens ne vont pas tripler leur distance pour aller prendre un lien au pont Macdonald-Cartier, ce n’est pas vrai.»
Les taxis nautiques qui seraient proposés pour faire la navette entre les deux rives sont pour leur part loin de faire l’unanimité. «C’est une solution de plaisance, pour amuser des touristes occasionnels, lance Claude Royer. Ce n’est pas une solution de mobilité pour les travailleurs et les étudiants. C’est tiré par les cheveux.» L’organisme MOBI-O n’est pas plus enthousiaste à l’idée de ces bateaux-taxis. «Je ne vois pas comment ça pourrait être une solution de rechange à un vrai lien actif, indique M. Robert-Meunier. On ne sait pas quelles seraient les fréquences ni si ça serait gratuit. Le plan tel que proposé actuellement ne va que réduire l’attrait du transport actif pour traverser la rivière.»
Pour le député de Gatineau, Steven MacKinnon, la solution à la congestion interprovinciale passe en grande partie par un nouveau pont dans l’est de Gatineau. Il milite d’ailleurs pour ce sixième pont depuis son entrée en politique il y a près d’une décennie. «Le remplacement du pont Alexandra va entraîner de nombreux défis en matière d’achalandage, en matière de transport en commun et autres dans la région, a-t-il indiqué en début de semaine. Je sais qu’il y a un plan qui a été offert par Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), il y a beaucoup de décisions à prendre. Je suis content qu’ils s’attardent à des mesures d’allègement en matière de circulation, mais ça ne suffira pas à mon avis. Le gouvernement a reconnu dans ses budgets antérieurs, dans la lettre de mandat de mon collègue [Jean-Yves] Duclos, la nécessité de passer à la construction d’un nouveau lien dans la région de la capitale nationale. C’est un enjeu qui est étudié depuis des décennies, voire 60 ans. Le gouvernement devra prendre une décision là-dessus aussi.»
Retombées économiques et signalisation
Le président de la Chambre de commerce de Gatineau, Stéphane Bisson, voit dans le remplacement du pont Alexandra une «bonne nouvelle du point de vue économique» pour Gatineau. Il reconnaît que l’industrie touristique pourrait en souffrir pendant les années que dureront les travaux, mais il ajoute que l’activité économique engendrée par un chantier de cette ampleur sera importante.
«Ce sont des firmes d’ingénierie qui vont débarquer dans la région et qui vont vouloir louer de l’espace à bureau, note-t-il. C’est une foule de travailleurs qui va venir dans la région pour travailler sur ce chantier. Ils vont tous nourrir l’activité économique de la région. Il faut aussi ajouter à ça les chantiers pour l’hôpital et le tramway qui pourraient avoir lieu en même temps. La région va devenir comme un aspirateur qui va attirer beaucoup de travailleurs. Il faudra les loger. Cette question-là du logement, il faut se la poser maintenant.»
Avec Antoine Trépanier et Julien Paquette